Les escaliers de la vérité
« On ne se sert pas assez des escaliers ». Ce sont les mots qu’a prononcés ma femme avant de rendre son dernier souffle il y a trois ans. Trois ans pendant lesquels je me suis tordu le cerveau sans comprendre à quoi elle faisait allusion. Toutes les hypothèses y sont passées. Le remords de m’avoir, toujours, envoyé descendre la poubelle et chercher le vin à la cave ? Une illumination subite, la vision de marches s’élevant vers un paradis lumineux ? Je n’ai jamais trouvé de réponse qui me satisfasse. Et pourtant, Dieu sait que j’ai le temps de chercher, coincé entre photophores et couverts à salade dans ma quincaillerie.
- Bonjour Monsieur ! Je voudrais de la cire pour mes escaliers, s’il vous plait.
Heureusement qu’il y a les petites vieilles du quartier. Sans elles mes journées seraient bien vides. Le chiffre d’affaire, je n’en parle même pas. De toute façon, je ne fais qu’écouler le stock, maintenant. Ce sera bientôt fini le magasin. Enfin, je dis ça, mais qu’est-ce que je ferais si je ne tenais plus la boutique ? La télé m’ennuie, voyager me fatigue, quant aux amis, je n’en ai pas. Au fond, je suis très bien comme ça. Je vois un peu de monde, mais pas trop. Pendant les heures creuses, je rêvasse au fond du magasin, allongé dans le siège relax vibrant-massant que je n’ai jamais réussi à vendre.
- Z’avez une brouette ?
C’était Monsieur Berroir.
- Elle a pété au moment où j’ai tout le fumier à brouetter pour préparer le potager !
- Venez, on va regarder le catalogue.
- Z’auriez pas un modèle qui descend les escaliers ? Parce que j’ai des marches là au potager et ça fait soixante ans que j’me fais chier avec ça !
Qu’avait-il à me parler d’escaliers, lui aussi ? En brouette en plus ! Je n’avais jamais pensé à ça… « On ne se sert pas assez des escaliers, en brouette »… Non, c’est idiot. Ah, Lucienne, même morte depuis trois ans, il faut que tu continues à me tracasser !
Rentré chez moi après la fermeture de la boutique, j’ai été poursuivi toute la soirée par les images du père Berroir dans son potager à étages et de Madame Simon astiquant ses marches. Ma lecture habituelle du soir ne m’a pas distrait de mon obsession. J’ai fini par me rendre à l’étage pour me coucher. Passant devant l’escalier qui montait au grenier, sur une impulsion j’ai grimpé les marches raides. Lucienne les empruntait souvent pour empiler des boites ou relire de vieilles lettres. Je soupçonne qu’un miroir cassé ou une tasse ébréchée suffisaient à la plonger pendant des heures dans le passé qu’ils réveillaient. J’ai balayé le bric-à-brac du regard, des souvenirs à elle pour la plupart. Il y avait aussi le coffre à jouet que j’ouvre parfois pour retrouver un parfum de mon enfance. Mais ce sont les reliques d’un passé tellement ancien qu’il me semble être celui d’une autre vie. Je ne suis jamais parvenu à faire le lien entre le petit garçon que ces jeux avaient passionné et le sexagénaire que je suis devenu.
Soupirant, j’ai refermé la porte, balayant du regard le tapis usé de l’escalier. C’est alors que j’ai cru déceler une trace claire dépassant légèrement d’une contremarche. Ecartant le tissu, j’ai extirpé une enveloppe de sa cachette. Elle était vierge mais contenait une lettre.
« Maman,
Me permettez-vous de vous appeler ainsi après ces années passées à vous repousser ? Je vous écris pour vous annoncer la naissance de Martine, ma fille, votre petite-fille. L’accouchement n’a pas été aisé mais nous sommes toutes les deux remises et en parfaite santé. Martine est une gloutonne qui sait, plusieurs fois par jour, réclamer son dû à grands cris, dû que je lui offre à chaque fois avec bonheur.
La venue de ce petit être m’a bouleversée plus que je ne m’y attendais. Cette vie neuve, la chair de ma chair, m’ouvre à la conscience du temps qui passe et je pense au défilement des générations… Comme vous le savez, les parents de mon mari sont tous les deux morts en déportation. Vous êtes donc le seul aïeul de ma fille.
Il m’est difficile de vous écrire « je ne vous en veux plus, venez », quand c’est moi au contraire qui devrais vous exprimer le regret des reproches injustes et violents que je vous ai opposés. Pourrez-vous me pardonner ? Martine a besoin d’une grand-mère, et moi d’une mère. Je vous attends.
Bien à vous,
Suzanne »
J’ai tourné et retourné ce bout de papier entre mes doigts. Il n’était pas daté. A qui cette lettre pouvait-elle être adressée ? Lucienne et moi n’avions pas eu d’enfant, je ne connaissais pas de Suzanne et ma femme n’avait jamais fait allusion à une amie ou une cousine portant ce prénom. J’ai examiné l’escalier de plus près pour dénicher une autre enveloppe, qui renfermait deux photos en noir et blanc. La première était le portrait d’une jeune fille, assise les mains posées sur les genoux. La pose trahissait le photographe professionnel. Le deuxième cliché était au contraire un instantané, sur lequel la même jeune femme souriait, une petite fille à côté d’elle et un nourrisson sur les genoux.
J’étais perplexe. C’était ma femme qui avait caché ces enveloppes, qui d’autre ? Mais Lucienne, faire des cachotteries… Y avait-il un rapport avec ses derniers mots sibyllins sur des escaliers ? J’ai tenté de me remémorer le ton qu’elle avait employé, mais elle était tellement abrutie par la chimio et les médicaments… J’ai retourné lettre et photos en tous sens. Le seul indice était un tampon violet au dos du portrait, « Marcel Leroix, photographe ». J’ai eu beau chercher dans mes souvenirs, ni ce visage ni une prénommée Suzanne ne m’ont rappelé qui que ce soit... J’ai fini par aller me coucher.
Il ne m’a pas fallu longtemps pour trouver un Marcel Leroix, photographe, dans les pages jaunes. J’ai parcouru une centaine de kilomètres au volant de ma Peugeot 204 pour le trouver dans sa boutique à Alençon. Après s’être gratté la tête devant les clichés que je lui montrais, il a fini par appeler sa femme, laquelle a immédiatement reconnu une certaine Madame Portet, mercière, dont la boutique se trouvait à trois cent mètres, rue du Change.
C’était presque trop facile. Quelques jours auparavant, j’avais déniché par hasard une lettre et des photos cachées par Lucienne Dieu sait quand, et j’étais déjà sur le point de rencontrer la mystérieuse inconnue. J’étais saisi d’angoisse. La peur sans doute de découvrir une face cachée de ma femme... Et que ferais-je si cela soulevait d’autres questions ? Avais-je envie de pénétrer, maintenant, les secrets qu’elle n’avait pas voulu partager ? A moins que sa dernière phrase n’ait été une invitation indirecte ou un aveu déguisé… Mais qu’allais-je dire à cette Madame Portet ? « Pouvez-vous m’expliquer de quel droit vous vous êtes introduite chez moi à mon insu ? » ou bien « Lucienne est morte, le saviez-vous ? »...
J’étais sur le trottoir en face de la mercerie. A l’étage, au-dessus de la vitrine, un gros chat gris se prélassait. Il observait par la fenêtre les fins nuages blancs parcourant le ciel et quelques passants qui allaient leur chemin dans le froid sec de novembre. Puis ses yeux se sont posés sur moi et nous nous sommes regardés un instant.
Prenant mon courage à deux mains, j’ai traversé la rue et suis entré dans la boutique. Un silence feutré m’a accueilli. Une jeune fille déroulait des rubans pour une vieille dame au manteau gris. Au fond du magasin, une autre femme, jeune encore, mordillait un crayon, plongée dans un grand cahier. Je me suis approché… c’était elle. Je suis resté là, à quelques pas de cette inconnue dont les photos parsemaient le dessous de mes tapis. L’air las, elle a fini par lever les yeux, affichant un sourire de commande. « Monsieur ? ». Son regard s’est posé sur moi, elle a froncé les sourcils un instant puis s’est décomposée. « Mon Dieu, mais… ». Je suis resté sans réaction, stupéfait de l’effet produit par ma simple vue. Devant mon mutisme, sa stupeur s’est changée en inquiétude. Elle a jeté un regard vers la jeune fille et la cliente, puis m’a interrogé à voix basse.
- Que faites-vous là ? que voulez-vous ? Comment m’avez-vous trouvée ?
Je lui ai tendu les deux photos, qu’elle a pris d’une main tremblante. Elle les a contemplés un moment.
- Oui, c’est moi… qu’est-ce que… qu’est-ce que vous savez de moi ?
- Qu’est-ce que je sais ? Rien ! Rien du tout ! C’est pour ça que je suis venu. Et vous ? Vous semblez savoir qui je suis… Vous avez connu Lucienne ?
- Lucienne ? Vous me demandez si j’ai connu Lucienne ? Mais mon Dieu… C’était ma mère !
Elle a fondu en larmes et elle s’est enfuie vers l’arrière-boutique, me laissant pétrifié. Lucienne, sa mère ?
La jeune fille est passée à côté de moi, me jetant un regard soupçonneux. « Madame, tout va bien ? ». Elle a disparu à son tour. Je suis resté seul face aux rangées de boutons et aux bobines de fil, sans savoir quoi faire. J’étais perdu. Je n’arrivais pas à croire à ce que je venais d’entendre, sans pourtant le mettre en doute.
Mon inconnue est revenue dans la boutique peu après. Elle avait les yeux rougis mais semblait avoir repris le contrôle d’elle-même. Elle s’est avancée vers moi.
- J’ai beaucoup de choses à vous dire. Voulez-vous que nous allions nous asseoir quelque part ? Gisèle va garder le magasin.
J’ai toujours pensé que les secrets révélés n’étaient que de médiocres sujets de roman et je porte une piètre estime aux écrivains se laissant aller à cette facilité. Mais je me sentais à cet instant précis, moi homme de chair et d’os, dans la situation très exacte de ces héros palpitants que j’avais jusqu’alors contemplés d’un œil froid. Et je n’en menais pas large.
Nous nous sommes assis à la table la plus reculée d’un salon de thé. La jeune femme n’a pas même attendu que notre commande soit servie. Elle s’est lancée dans son récit comme on se jette à l’eau. J’ai écouté l’histoire, somme toute banale, d’une jeune fille séduite par un bellâtre qui avait disparu dès qu’il avait appris que sa conquête était enceinte. A dix-sept ans, la belle n’avait pas eu voix au chapitre. Ses parents l’avaient envoyée à la campagne puis lui avaient retiré son enfant dès la naissance pour le confier à l’assistance publique. C’était en mille neuf cent trente-cinq, quelques années donc avant que je la rencontre…
J’écoutais Suzanne – car c’était bien elle – comme si elle parlait d’étrangers, alors qu’il s’agissait de sa naissance, à elle, et de la jeunesse dramatique de sa propre mère.
- Et voilà. J’ai grandi dans un orphelinat. Je n’y ai pas été plus malheureuse qu’une autre… J’ai eu mon bachot, j’ai travaillé comme vendeuse, puis j’ai rencontré André, nous nous sommes mariés et nous avons eu deux enfants… Voilà…
Elle touillait son thé, les yeux dans le vague.
- Mais… Et Lucienne ?
Elle m’a jeté un coup d’œil vide, puis est sortie de sa rêverie avec un petit rire nerveux.
- Oui, bien sûr… Excusez-moi. J’avais toujours cru que mes parents étaient morts. C’est elle qui m’a retrouvée, je n’ai jamais vraiment su comment. J’avais vingt ans, je venais de rencontrer André, je ne pensais qu’à m’amuser et être heureuse. Alors quand j’ai vu débarquer cette femme qui disait être ma mère… D’abord je ne l’ai pas crue, vous comprenez, ensuite j’ai été furieuse contre elle et je l’ai rejetée brutalement. Mais elle a continué à m’écrire pendant des années… Je n’ai changé d’avis qu’après la naissance de mon premier enfant.
- J’ai trouvé votre lettre, elle l’avait gardée…
- Après, on a profité l’une de l’autre le plus possible. Elle venait me voir des journées entières, et plusieurs étés nous avons passé des semaines ensemble, jusqu’à son cancer…
- Des journées entières ? des semaines ? Mais comment… Attendez, l’amie d’enfance qu’elle allait voir à Alençon, c’était vous ? Les cures recommandées par son médecin, c’était vous ? Mais… pourquoi ne m’a-t-elle jamais rien dit ?
- Pourquoi ? Allons, vous la connaissez… Elle avait peur de tout ! Elle avait peur du qu’en dira-t-on, peur de votre réaction, peur de briser la vie que vous vous étiez construite tous les deux… Elle vous aimait, vous savez ? Vous perdre était sa plus grande terreur… Je crois aussi qu’elle voulait vous protéger.
- Me protéger ?
- Oui. Vous avez toujours cru que c’était elle qui ne pouvait pas avoir d’enfant, n’est-ce pas ? Elle craignait de vous blesser en vous apprenant que c’était vous.
J’étais assommé. Des pans entiers de ma vie s’effondraient. Incapable d’affronter les vérités que la présence de la jeune femme en face de moi rendait trop concrètes, j’ai laissé mon regard errer dans la salle. Une grand-mère grondait doucement un petit enfant qui riait trop fort. La colère m’a envahi.
- Mais comment a-t-elle pu me cacher tout ça ? Des choses aussi importantes, à moi, son mari ? Je ne suis pas un monstre, je l’aurais comprise, je vous…
J’allais dire « je vous aurais acceptée » mais les mots ne sont pas sortis de ma bouche. J’ai senti au regard de Suzanne qu’elle avait saisi ma retenue et sa bouche a pris un pli amer. Elle s’est animée à son tour et son ton est devenu agressif.
- En êtes-vous si sûr ? Elle a plusieurs fois tenté de vous amener sur ce terrain-là, à sa manière ! Mais peut-être que vous ne vous en êtes même pas rendu compte. L’avez-vous jamais vraiment écoutée ? Avez-vous cherché à savoir ?... Et puis d’abord, qui êtes-vous pour la juger ? Est-ce que vous n’avez pas votre secret, vous aussi ?
- Moi, un secret ?
- Bien sûr ! Un secret de vie et de mort, vous aussi !
- Quoi ? Mais je…
- Et la Résistance ?
Sa voix était montée dans les aigus et la colère enflammait son regard. La Résistance ! Quoi, Lucienne savait ?
- Vous êtes tellement naïf, comme tous les hommes ! Comment avez-vous pu penser qu’elle ne s’apercevrait de rien ? Une épouse normalement constituée, elle sait ces choses-là !
- Mais… C’était pour la protéger, je…
- La protéger ? Vous l’avez mise en danger de mort ! Et c’est elle au contraire qui vous a protégé ! Elle a sauvé sa vie, et la vôtre !
- Quoi ?
- La milice est venue fouiller chez vous, une fois, en quarante-trois. Heureusement que maman avait trouvé où vous cachiez vos plans ! Derrière un tableau, quelle cachette ridicule ! Les soldats les ont bien sûr tous retournés. Mais elle, pendant la fouille, elle avait les papiers sur elle, glissés sous ses habits… Elle a passé le reste de la guerre dans la hantise de ne pas réussir à vous sauver une seconde fois, dans l’inquiétude permanente de ne pas vous voir rentrer le soir…
J’étais abasourdi. Oui, j’avais participé à des actions de résistance, quelque temps, pas grand-chose, mais j’avais arrêté peu avant la Libération. Trop de peur, trop d’amis torturés, ou morts, ou disparus… Cette période était restée comme un sombre cauchemar. Je n’en avais jamais parlé à personne et avais fini par l’occulter complètement.
Je fixais la table, tordant ma petite cuillère sans m’en rendre compte. Puis, sans que je sache pourquoi, m’est revenue la petite phrase de Lucienne sur les escaliers et j’ai interrogé Suzanne. Elle m’a regardé, interloquée.
- Mais… Mais c’est évident, non ? Les escaliers de la vérité !... Quoi, ne me dites pas que vous avez oublié ça ? Maman m’en a tant parlé ! Vos discussions sur ces escaliers ont tant compté pour elle ! Et vous n’y avez pas pensé ?
Elle a détourné la tête, tremblante. Puis elle regardé sa montre et s’est levée brusquement. « J’ai des consignes à donner à Gisèle avant d’aller chercher les enfants à l’école. Je dois vous laisser. ». Elle a tenté un pauvre sourire, puis s’est enfuie.
J’ai passé les mois qui ont suivi dans un état de grande confusion. J’avais l’impression que ma vie entière était bâtie sur de vertigineux faux-semblants. Mon enfance que je ne parvenais pas à raccrocher à mon existence d’adulte, la femme dont j’avais partagé le quotidien et qu’au fond je ne connaissais pas, les enfants qui ne nous étaient jamais venus à cause de moi… Ma vie était fragmentée en morceaux que je ne parvenais pas à assembler. Ce que j’avais cru être mon fil conducteur, Lucienne, était devenu lâche et impalpable, comme une volute de fumée s’évanouit sous la main qui veut s’en saisir.
Jusqu’à cette histoire d’escaliers qui ressortait. Cela datait des premières années de mes amours avec Lucienne. Sur ces escaliers, près de l’église, nous avions échangé nos premiers aveux, nos premiers serments. Nous les avions appelés « les escaliers de la vérité » en nous promettant de nous y donner rendez-vous tout au long de notre vie et de ne jamais nous mentir… Puis nous nous étions mariés, les rendez-vous romantiques avaient cessé et les escaliers s’étaient effacés de ma mémoire. Combien de mystères encore restaient enfouis ?
Pendant cette période, Suzanne m’a écrit de nombreuses lettres, s’excusant de la brutalité de ses révélations, de sa nervosité, de ses réactions. Elle me proposait de nous revoir. J’ai laissé la plupart de ses lettres sans réponse. J’ai fini par lui écrire que je voulais respecter le choix de Lucienne, qui avait été de garder le secret. La vérité, c’est que j’avais peur. Peur de remuer encore de vieux souvenirs, peur de voir surgir de nouvelles découvertes. Je redoutais aussi l’idée de bousculer la vie tranquille dans laquelle je m’étais installé.
Cela a duré jusqu’à une nouvelle lettre de Suzanne, dont le ton était radicalement différent des précédentes.
« Mon cher Gaston,
Vos atermoiements m’épuisent et je ne peux plus ni ne veux plus porter tous ces secrets. Mon mari était déjà au courant, j’ai tout raconté à mes enfants. Ils sont encore petits mais j’ai employé les mots adaptés. Ils connaissent donc votre existence, ils savent que leur grand-mère a gardé un secret mais que vous êtes maintenant au courant. Ils savent que vous avez participé à la Résistance et même s’ils ne réalisent pas bien ce dont il s’agit, cela suffit à faire de vous un héros à leurs yeux. Ils veulent vous voir, ils veulent aller fouiller dans le grenier dont leur grand-mère leur a souvent parlé et dont ils attendent des merveilles. Mon mari aussi veut vous rencontrer. Je vous ai dit que ses parents sont morts en déportation, il voudrait avoir votre regard sur cette guerre. Et moi, comme eux, j’ai besoin de vous. J’ai besoin de parler de ma mère, que j’avais retrouvée et qui m’a été enlevée une seconde fois, bien trop tôt.
Nous viendrons tous ensemble vous rendre visite dimanche huit mai, à quinze heures. Je suis consciente de mon audace et de mon impolitesse, mais je ne supporte plus le flou et les hésitations dans lesquels nous errons depuis trop longtemps. Je vous demande par avance de me pardonner.
Bien à vous,
Suzanne »
Le dimanche en question, j’étais à ma fenêtre, guettant la rue déserte qui menait à mon domicile. J’étais terrifié. Qu’est-ce que je savais des jeunes enfants ? De quoi parler avec eux, de ce qu’il fallait leur donner à goûter ? Et ce jeune couple, qu’est-ce que j’allais leur raconter ? Qu’allaient-ils tous penser de ce veuf chenu qui n’avait jamais voyagé et ne saurait parler que de sa quincaillerie ?
Ils sont apparus au bout de la rue. Lui, en manteau gris, les cheveux noirs. Elle, en imperméable clair, le sac au coude, tenant par le ruban un carton de pâtissier. Une petite fille trottinait allègrement à leurs côtés, faisant voler ses couettes. Un garçonnet, suspendu à la main de son père, caracolait sur un destrier imaginaire. La vue de cette famille m’a ramené en une fraction de seconde à ma propre enfance. Je me suis souvenu de la joie que j’avais d’aller chez mes grands-parents. Qu’importe ce qu’ils me racontaient, qu’importe ce qu’on mangeait, on allait chez eux, ils parlaient avec mes parents, je jouais avec des bouchons, j’étais heureux.
Moi qui, une heure auparavant, étais encore sur le point de fuir en laissant la maison vide, j’ai ouvert la porte et me suis tenu sur le seuil. La fillette a avancé plus vite et a commencé à crier. « Monsieur ! Monsieur ! On veut voir le grenier ! ». Puis le petit a lâché la main de son père et a dépassé sa sœur, courant vers moi de toute la vitesse de ses petites jambes. « Le g’enier, G’and-père ! Le g’enier ! ».
Grand-père… Mon cœur s’est élargi. Je me suis accroupi les bras grands ouverts et j’ai senti un large sourire s’afficher sur mon visage.